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Une odeur de mouton
Amos et son dragon avaient quitté la baie des cavernes pour s’envoler vers l’ouest. Au cours de sa dernière aventure, son voyage intérieur, Amos avait vu l’un des cinq frères Grumson qui lui avait conseillé de chercher le continent aérien dans cette direction. Selon les dires de Mékus, une fois rendu là-bas, il pourrait rencontrer une porteuse de masques en difficulté et à qui il manquait plusieurs pierres de puissance de la terre pour compléter sa collection. C’était dans le but de lui venir en aide que le garçon se dirigeait vers le continent de l’air avec, en poche, les pierres manquantes que Lolya avait fabriquées.
Au sommet d’une haute falaise dominant un océan sans limites, Maelström et Amos prenaient du repos en fixant l’horizon avec fascination. Ils étaient à la pointe occidentale de leur continent, l’extrême bout du monde. Devant eux s’élevait la Grande Barrière qui les séparait d’un autre continent à explorer.
Au pied de l’escarpement, un peu en retrait, on pouvait apercevoir un village. Ses habitants avaient surnommé cette falaise majestueuse « le Bout du bout ». Ils y avaient érigé un phare rudimentaire en pierre pour guider leurs bateaux de pêche durant les jours de brume ou les nuits sans lune. Cet endroit avait quelque chose de magique, car on pouvait encore sentir la présence des nombreux voyageurs qui, avant Amos et Maelström mais tout comme eux, s’étaient demandé si la vie existait de l’autre côté de l’océan. Un écriteau planté au bord de la falaise annonçait : « C’est ici que la terre finit et que la mer commence. »
— Regarde à tes pieds, Maelström… Tu vois cette fleur ? Elle est très rare. Lolya m’en a déjà parlé plusieurs fois. Je ne me souviens pas de son nom, mais je reconnais ses contours irréguliers qui la font ressembler à l’œillet. Tiens, je vais en ramasser quelques-unes que je ferai sécher en route pour les lui offrir à notre retour. Elle les utilisera sûrement dans une…
Amos s’arrêta net. Il venait de se rappeler la dernière discussion qu’il avait eue avec Lolya et il espérait la revoir un jour.
— Dans une ?… Oui ? Je t’écoute, Amos… Dans une quoi ? l’interrogea le dragon, curieux de connaître la suite.
— Oui, euh… dans une de ses préparations, Maelström… dans une de ses préparations…, finit par dire le garçon en essayant de se concentrer. Tu la connais, si on passe à côté d’un ingrédient essentiel et que…
— Crois-tu que cela peut s’arranger entre vous deux ? l’interrompit Maelström qui avait été témoin de la scène de rupture.
— Je l’espère tellement, soupira Amos. Tu sais, sans le vouloir, je l’ai profondément blessée… J’espère qu’elle pourra me pardonner.
— Le temps arrangera certainement les choses. Tiens, je vais t’aider à cueillir ces fleurs. Ce sera peut-être une bonne façon pour toi, grand frère, de rétablir le contact et de vous réconcilier.
— Oui, tu as raison ! Lolya sera ravie de mon cadeau. Et une fois que nous serons rentrés, elle n’aura plus qu’à réduire en poudre les fleurs séchées si c’est ce qu’elle désire.
Amos et Maelström se mirent à la tâche. Cela leur donnait l’impression d’emporter avec eux un peu du continent qu’ils allaient bientôt quitter. Avec soin, le porteur de masques rangea ensuite les petites plantes dans son sac, les plaçant de façon à bien les protéger, un peu comme si elles représentaient l’amitié de Lolya.
— Bon, Maelström ! lança-t-il, de bonne humeur. Te sens-tu prêt pour le grand voyage ?
— Oh ! que oui ! lui confirma le dragon. Espérons seulement que nous pourrons nous poser en route. Je n’ai jamais traversé un océan de ma vie et je crains de m’épuiser pendant un si long trajet !
— On s’assurera que le vent soit bon pour nous, fit Amos en souriant pour le rassurer. Prêt ? Allons-y !
— Allons-y ! répéta le dragon en déployant ses ailes. Et advienne que pourra !
***
Amos et Maelström volaient sans arrêt depuis maintenant deux jours. Ils avaient traversé sans peine la Grande Barrière en échappant à la surveillance de l’Homme gris, le géant de brouillard. Le vieux gardien ne les avait pas vus, trop absorbé qu’il était à observer la mer à la recherche de bateaux indésirables. Les dieux l’avaient créé, lui, pour empêcher les humains qui naviguaient de traverser cet océan, mais on ne lui avait pas demandé de scruter le ciel pour repérer les créatures volantes ! Comme l’Homme gris obéissait aux ordres sans même s’interroger, il ne lui était jamais venu à l’esprit que les humains pourraient un jour voler. Ainsi, les flagolfières des luricans décollaient de chez eux, l’île de Freyja, de l’autre côté de la Grande Barrière, pour lui passer quotidiennement au-dessus de la tête sans qu’il s’en fût jamais douté. Sans compter que plusieurs humains empruntaient aussi cette voie avec ce même moyen de transport. Par exemple, certains des chevaliers de Junos faisaient régulièrement route entre Berrion et le luricanoport d’Upsgran pour se rendre jusqu’à l’île des luricans afin de consolider le commerce extérieur. Ils en profitaient pour surveiller les frontières de ce tout petit royaume dépourvu d’armée, Flag avait aussi un nouveau projet en cours. Il était en train de faire construire, sur son île, une station balnéaire entièrement réservée aux chevaliers de Berrion qui pourraient y emmener leur famille pour les vacances. Évidemment, Junos appuyait de tout son cœur ce nouveau projet qui permettrait à tous ses hommes et aux leurs de connaître une culture différente. Les travaux allaient bon train et le premier hôtel des luricans allait bientôt ouvrir ses portes. S’il avait déjà représenté une menace pour les humains, l’Homme gris était maintenant dépassé par les nouvelles technologies. Il arrive ainsi que des personnages ayant jadis eu une certaine influence sur le monde soient relégués lentement aux légendes ou aux contes qui amusent les enfants.
— Tiens, ça sent le mouton ! lança soudainement Maelström en battant des ailes.
— Le mouton ? répéta Amos qui pensait avoir mal entendu. Je l’affirme, grand frère, ça sent le mouton !
— Depuis deux jours que nous survolons la mer, Maelström, je comprendrais que tu puisses détecter des odeurs de poissons, d’algues ou même, à la limite, de crustacés, mais une odeur de mouton ?!… Ton odorat doit te jouer des tours…
— Tu permets que je dévie un peu vers le sud ? J’aimerais en avoir le cœur net en suivant cette odeur pour savoir où elle mène. C’est d’accord ?
— Fais comme tu l’entends. Nous verrons bien de quoi il s’agit !
Deux longues heures plus tard, Maelström poussa un cri de joie. Amos, qui sommeillait en se laissant bercer par le mouvement répétitif des battements d’ailes, s’éveilla en sursaut.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, les yeux hagards.
— J’avais raison, mon frère ! Regarde devant toi !
Le dragon se laissait planer à vive allure vers une grande île où, au loin, un volcan laissait échapper de sa cheminée une épaisse fumée grise. À première vue, l’endroit était paradisiaque, mais Amos décida de sortir sa lunette d’approche pour regarder attentivement les lieux. Les reliefs accidentés de l’île présentaient une nature spectaculaire où se côtoyaient de larges coulées de lave refroidie et de gigantesques chutes d’eau alimentant une multitude de lagons aux eaux vertes et bleues. À quelques endroits, la végétation luxuriante servait de refuge à des colonies d’oiseaux aux couleurs tout aussi vives les unes que les autres. Comme Maelström obliquait vers la côte ouest de l’île, un énorme troupeau de milliers de moutons se dévoila au regard médusé d’Amos.
— Eh bien, toutes mes félicitations ! lança le garçon, impressionné. Ton odorat est formidable !
— Penses-tu que nous pouvons nous permettre de prendre un moment de repos sur cette île ? demanda le dragon qui commençait à s’épuiser sérieusement. Et puis, j’aimerais beaucoup me mettre quelques-unes de ces bêtes sous la dent ! J’ai l’estomac dans les talons et j’en ai marre de manger du poisson.
— Permission accordée ! approuva Amos qui avait bien besoin de se dégourdir les jambes. Regarde, là, nous pouvons peut-être nous poser sur le…
Il fut interrompu par une gigantesque pierre qui, lancée depuis l’île, vint heurter Maelström de plein fouet. Complètement assommé par le projectile, celui-ci plongea en piqué vers le sol.
— MAELSTRÖM ! ! ! NOUS TOMBONS, MAELSTRÖM ! NOUS TOMBONS ! ! ! hurla le garçon afin de réveiller sa monture.
Rien à faire, le dragon était K.O. Pour éviter un écrasement fatal dans la forêt, le porteur de masques utilisa ses pouvoirs sur le vent et fit dévier leur trajectoire vers un lagon. Puis, à l’aide d’un autre sort, il réussit de justesse à transformer la fluidité de la lagune en un coussin aquatique moelleux. Après quelques rebonds qui ralentirent leur chute, l’eau redevint normale et les deux compagnons s’y engloutirent. Maelström revint vite à lui et commença à se débattre frénétiquement pour ne pas se noyer. Il n’était pas du tout doué pour la nage, et Amos dut une fois de plus utiliser ses pouvoirs afin de solidifier le liquide autour de son ami. C’est donc en marchant sur l’eau que le dragon regagna la rive pour ensuite se laisser choir sur le côté, épuisé. Amos le rejoignit en quelques brasses.
— Eh bien, dit-il en reprenant son souffle, on ne s’attendait pas à ça, n’est-ce pas ?
— C’est ma faute, Amos, soupira Maelström. J’aurais dû être plus vigilant, mais, au lieu de ça, je n’ai pensé qu’aux moutons. Je me voyais déjà en train d’en croquer un ou deux.
— Ne t’en fais pas. L’important, c’est que nous soyons sains et saufs ! Je me demande quelle sorte de machine a bien pu projeter cette grosse pierre avec autant d’adresse. Elle a frappé avec une telle force et aussi précisément que la flèche d’un archer qui arrive à anticiper le mouvement de sa cible. En tout cas, nous sommes vivants ! Tu n’es pas blessé, au moins, Maelström ?
— Non, je ne crois pas… mais voudrais-tu regarder un peu mon flanc gauche ? J’ai mal… juste là…
— Je ne vois rien, affirma Amos en tâtonnant la peau écailleuse de son ami. Dommage que Lolya ne soit pas là… Elle détecterait tout de suite ce qui ne va pas.
— Bof, ça ira ! Après tout, on ne peut pas effectuer un tel atterrissage sans le moindre bobo. Je m’en remettrai… Que faisons-nous maintenant ?
— Exactement ce que nous avions planifié. Tu as besoin de repos et, moi, j’ai besoin de me dégourdir les jambes. L’endroit est splendide pour prendre une bonne pause, et si tu veux te rassasier, tu n’as qu’à attendre la tombée de la nuit pour survoler le troupeau et en attraper un ou deux.
— Bonne idée, approuva Maelström qui avait avant tout besoin de faire une sieste.
— Moi, je vais me balader dans les environs, histoire d’explorer un peu.
Le dragon ronflait déjà. Afin qu’il soit plus à l’aise, Amos le débarrassa de son harnais, puis il prit quelques affaires dans son sac et s’enfonça prudemment dans la jungle. Ce type de végétation dense ne lui était pas très familier, lui qui venait des forêts de conifères et de feuillus. La chaleur et l’humidité de cette région du monde étaient aussi nouvelles pour lui. Amos avait bien connu l’aridité du désert, mais jamais dans ses aventures il n’avait respiré cette moiteur suffocante qui ne le lâchait pas. De grosses gouttes de sueur perlaient déjà sur son front et il dut s’arrêter pour boire un peu.
« À ce rythme-là, pensa-t-il, ma gourde sera bientôt vide ! Pour être plus efficace dans ce genre d’environnement, je devrais faire comme Médousa : modifier la température de mon corps. »
Grâce au masque de feu, Amos éleva un peu sa chaleur corporelle et ne tarda pas à mieux respirer. Ensuite, afin de faciliter sa marche à travers la forêt, il fit appel au masque de la terre et demanda aux végétaux de le laisser passer. Aussitôt, la jungle lui ouvrit un passage qu’il n’avait plus qu’à suivre.
Maintenant libéré de la chaleur et plutôt à l’aise dans ses déplacements, le garçon atteignit rapidement le gigantesque pâturage où des milliers de moutons ruminaient nonchalamment de l’herbe bien verte. D’un coup d’œil rapide, Amos y chercha la machine de guerre qui avait catapulté la pierre, mais il ne la vit pas. Étant certain qu’elle avait été projetée de cet endroit et curieux de savoir qui avait bien pu les attaquer, il décida de se dissimuler parmi les moutons. Ainsi caché, il attendit dans l’espoir d’apercevoir un berger, un fermier ou une sentinelle quelconque, mais personne ne semblait garder les bêtes. D’ailleurs, le terrain n’était même pas clôturé…
« Le propriétaire du troupeau n’est vraiment pas inquiet pour ses bêtes…songea-t-il. À moins qu’il n’y ait aucun prédateur sur cette île ! »
Comme il réfléchissait, le cri strident d’un oiseau de proie retentit au-dessus de lui. Les bêtes s’agitèrent et se mirent à courir dans tous les sens. Amos leva les yeux et vit un aigle gigantesque qui planait dans le ciel. Tout à coup, de grosses pierres se mirent à voler en direction du prédateur qui réussit à les éviter toutes. Loin d’être découragé et vif comme l’éclair, l’aigle plongea vers les moutons et, de ses deux serres, il en saisit un, puis il disparut bien vite au-dessus de la jungle. Un autre cri, mais celui-là de rage, résonna aux oreilles du garçon.
Amos se retourna et demeura interdit en voyant non loin de lui, à la lisière de la forêt, une créature qui bondissait sur place en lançant des invectives contre le ciel. C’était un être immense dont la taille dépassait largement le plus haut des arbres de l’endroit. Le poil hirsute, les lèvres charnues et pendantes et les bras démesurément longs, la créature avait une corne au milieu du front et, plus bas, en plein centre du visage, un œil unique.
Avec ses grandes mains, le géant souleva un rocher et le propulsa de toutes ses forces en direction du voleur ailé. Le projectile demeura longtemps au-dessus du sol avant de retomber dans la jungle. Un terrible bruit de branches cassées retentit de façon spectaculaire. L’aigle n’avait pas été touché ; il était déjà loin et atteignait maintenant le sommet du volcan.
« Nous voilà dans de beaux draps, se dit Amos en regardant la créature se démener. Nous sommes tombés sur une île de cyclopes. Si les contes et les légendes disent vrai sur leur compte, il vaudrait mieux ne pas traîner ici… »
Le cyclope cessa soudainement son manège tapageur pour renifler quelques bons coups autour de lui. Il y avait bien longtemps que le monstre n’avait pas senti ce parfum exquis, ces doux effluves qui le mettaient en appétit. Elle était là, tout près de lui, cette odeur si caractéristique de l’humain. Il commençait à saliver drôlement. Devant le spectacle du géant qui bavait, Amos retint son souffle.
« Oh non ! C’est certain que le cyclope vient de me repérer…pensa-t-il. Si Béorf était ici, il me dirait : « Amos, on est dans la merde ! « Et je lui répondrais : « Mon ami, bonne observation ! » ».